De leur dégradation à l’urgence d’un changement de paradigme
Il faut bien comprendre qu’à mesure que nos sols se détériorent, c’est l’humanité entière qui s’appauvrit. Car ils sont le garant de notre sécurité alimentaire. Sans eux et sans une agriculture durable, nous remettons en question notre propre survie sur cette planète. Nous pouvons bien nous passer de technologies, mais pas de nourriture. Comme l’exprime Claude et Lydia Bourguignon, experts internationaux de la question des sols « l’agriculture est la SEULE source durable de richesse des nations, car à l’inverse de l’industrie qui est soumise à la loi de l’entropie, l’agriculture, qui cultive la vie, est soumise à la loi de la néguentropie » (2). En d’autres termes, en agriculture, un grain semé en donne cent alors que l’industrie a, quant à elle, de très mauvais rendements.
Nous vous proposons de comprendre pourquoi la protection de nos sols devrait figurer comme urgence suprême parmi les urgences, mais aussi de comprendre le cheminement qui a conduit à leur détérioration en moins d’un siècle.
De la déchéance de notre agriculture à la mutilation des sols
Pour bien comprendre de quoi nous parlons, il faut nécessairement faire un bond dans l’histoire de l’agriculture. Comme chaque activité humaine, l’agriculture n’a pas été inventée. Elle est le fruit de millénaire d’évolution. En France, nous sommes passés d’une agriculture polyculturelle et vivrière à une agriculture industrielle en un rien de temps. Au cours du XVIIIe siècle, le système agro-sylvo-pastoral a permis d’éradiquer les famines d’alors. Puis, le maraîchage périurbain a fait son apparition au cours du XIXe siècle avec des productions intensives, l’agriculture-élevage, la rotation des cultures et l’association de plantes pérennes.
Les Première et Seconde Guerres mondiales ont définitivement anéanti cette forme de culture. À ce moment-là, l’industrie de guerre recycle certaines technologies et certaines inventions dans l’agriculture. Le nitrate de guerre se transforme en engrais, les gaz de combat deviennent des pesticides, les tanks se muent en de lourds tracteurs, les processus des camps de concentration sont reproduits dans les élevages industriels pour élever et abattre les animaux…
La suite, nous la connaissons, notre agriculture dépend entièrement du pétrole (l’agriculture industrielle consomme 10 calories de pétrole pour produire 1 calorie alimentaire de plein champ et 36 calories de pétrole pour 1 calorie alimentaire hors sol (2)), elle a participé au déclinement de la biodiversité, à la pollution des nappes phréatiques et à l’érosion des sols.
Elle a dénigré un métier, celui de paysan pour créer celui d’exploitant agricole. Celui qui exploite la terre, car, dans ce schéma de pensée, on ne s’accorde pas avec la nature, on la dépouille pour nos besoins.
Mais revenons un instant à nos sols, car c’est d’eux qu’il est question. Pour nous aider à y voir plus clair, nous avons longuement épluché les travaux de Claude et Lydia Bourguignon, experts internationaux de la question des sols et fondateurs du LAMS (Laboratoire d’Analyses Microbiologiques des Sols). Selon eux, la dégradation des sols suit un processus de destruction systémique en trois étapes : la dégradation biologique, la dégradation chimique et enfin la dégradation physique.
C’est de science dont nous avons besoin maintenant, car pour comprendre comment les sols s’érodent nous devons faire appel à l’analyse microbiologique.
La dégradation biologique est due à l’introduction d’engrais azotés, à la forte irrigation et au labour. À cause de ces trois raisons, « le taux de matière organique des sols européens a été divisé par 2 depuis 1950. Ceci mène inéluctablement à la disparition de la faune des sols, le ver de terre en tête de liste dont la population est passée de 2 tonnes par hectare à moins de 100 kg par hectare en 50 ans » (2).
La dégradation chimique est, quant à elle, directement liée à la dégradation biologique. Les sols dépourvus d’éléments nutritifs s’acidifient et ne permettent plus de créer des « ponts d’attache entre les humus et les argiles […] qui finiront lessivés dans les eaux de ruissellement » (2). On comprend mieux pourquoi certaines zones de notre pays souffrent d’intenses inondations.
Enfin, la dégradation physique est causée par cette érosion (qui peut être soit hydrique, soit éolienne). Mais nous pouvons ajouter aussi à la liste des causes, d’autres activités humaines : les fosses septiques, le tout-à-l’égout, la méthanisation, la bétonisation, l’accaparement des terres agricoles et des semences par une poignée d’industries internationales, mais aussi la spéculation de la production et le commerce international.
Que se passe-t-il sous nos pieds ?
Pour comprendre ce fonctionnement microbiologique, il faut analyser le sol d’un milieu sauvage comme celui d’une forêt par exemple. Le LAMS s’est inspiré de ces milieux pour édicter des théories sur la microbiologie des sols (1).
Le point de départ de ce cycle vertueux, c’est l’arbre. C’est lui LE maître vénérable de cet écosystème. En perdant ses feuilles chaque automne, il fournit la matière première nécessaire au cycle de vie du sol. Ces feuilles et ses débris végétaux vont ensuite être attaqués, et même dévorés par ce que l’on appelle la faune épigée. C’est la faune qui se situe à la surface du sol. Elle va broyer les résidus et délaisser en surface de la matière organique sous forme de crottes. Toute cette faune va transformer le sol de surface en « couscous » et lui donner une importante imperméabilité, « de l’ordre de 150 millimètres d’eau à l’heure. Alors qu’un sol labouré, pauvre en faune épigée, aura une perméabilité inférieure à 10 millimètres d’eau à l’heure » (1).
À partir de là, entre en scène les champignons basidiomycètes. Cette espèce fongique attaque les crottes de la faune épigée. Se faisant, elle transforme la matière organique en humus, cette matière souple et aérée qui constitue la couche supérieure des sols.
Mais revenons à notre vénérable arbre. Astucieusement, celui-ci va s’adapter à ce système en combinant un double enracinement. Le premier est horizontal et se loge juste sous la matière organique. Lorsque le printemps pointe le bout de son nez, les humus formés en surface en automne et en hiver vont se minéraliser grâce aux bactéries. Et c’est ainsi qu’avec l’infiltration des eaux de pluie, les racines horizontales de notre arbre vont pouvoir récupérer les nutriments nécessaires à son développement que sont l’azote ou encore le phosphore par exemple.
Le second enracinement, quant à lui, s’appelle le système pivotant. C’est lui qui descend verticalement en profondeur jusqu’à la roche mère de notre arbre. Il s’attaque à elle en sécrétant des acides pour la transformer en argiles.
C’est dans ces mêmes profondeurs que vit la faune dite endogée. Cette faune se nourrit des racines mortes de notre arbre. Elle nettoie au maximum notre sol pour permettre le développement de nouvelles racines.
Et on termine ce cycle prodigieux avec l’entrée d’un animal que vous connaissez tous forcément. Nous voulons bien entendu parler du vers de terre qu’on appelle aussi la faune anécique. On le désigne comme étant l’ossature de la fertilité, car il va permettre la rencontre fructueuse des deux couches du sol, l’humus et les argiles. Toutes les nuits, il ne cesse d’aller et venir à travers le sol. Il descend en profondeur déposer de l’humus récolté à la surface, il récupère de l’argile pour le délaisser à la surface. C’est lui qui brasse harmonieusement les deux couches. Et si vous visualisez un tant soit peu la situation, vous vous dites forcément que son unique système de transport ne peut être qu’à l’intérieur de lui.
Jusqu’à preuve du contraire, notre vers n’a pas encore de bras. Il transporte donc la matière en l’ingérant. La matière se mélange dans son intestin qui sécrète du calcium, un élément essentiel pour le résultat final. Notre vers de terre finit par vider son intestin sous forme de crotte fabriquant ainsi le complexe argilo-humique, cette symbiose vitale que l’on appelle plus communément la terre. Pour honorer comme il se doit ce petit invertébré et comprendre plus en détail son rôle fondamental, nous vous préconisons la lecture de L’ « Éloge du ver de terre » de Christophe Gatineau (3).
Quelles pratiques pour protéger nos sols ? Quelques propositions scientifiques testées et approuvées
Depuis quelques années, quelques scientifiques s’intéressent davantage à cet élément constitutif de notre agriculture. En tête, nous retrouvons le célèbre couple Bourguignon que nous aurions bien voulu interviewer dans le cadre de cet article. Malheureusement, avec un emploi du temps surchargé, ils n’ont pas pu répondre à notre demande. Nous avons néanmoins pu participer à l’une de leurs dernières conférences à Toulouse et avons retiré les principaux fondements de leur approche. Cette approche, le couple Bourguignon l’a d’abord théorisée avant de l’appliquer sur plusieurs terrains agricoles à travers le monde.
Après des années d’expériences et de conseils, voici sur quoi repose leur méthode de protection des sols :
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Les amendements : Il s’agit là de la première application agricole en termes de protection du sol. Cet apport se compose des principaux éléments constitutifs d’un sol à savoir l’humus et l’argile. En d’autres termes, l’agriculteur, pour entretenir la fertilité de son sol, se doit de composter et de marner. Dans leur Manifeste pour une agriculture durable publié chez Actes Sud en 2017, on peut lire : « Le compostage et le marnage sont les deux mamelles de la gestion des sols. Autrefois, les agriculteurs compostaient tous les ans leur fumier soit en tas, soit en surface en l’épandant sur la neige. Par contre, le marnage ne s’effectuait qu’une ou deux fois par génération. On apportait 20 à 30 tonnes d’argile calcaire, la marne, par hectare. Cette argile était prélevée dans les marnières en automne et étalée en petits tas dans les champs. L’hiver éclatait cette argile et celle-ci était étalée au râteau. Ce dur travail est resté marqué dans l’utilisation populaire du verbe « marner » ».
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Le bois raméal fragmenté : Cette pratique a directement été inspirée de l’observation des forêts. Elle consiste à broyer les bois de taille des jeunes rameaux et d’élagage issus de haies, de vignes, d’arbres fruitiers, etc., et de les étaler sur le sol. Cet apport permet à la vie microbienne de se multiplier, mais aussi aux champignons de se développer. Tout l’intérêt pour l’agriculture est donc de repenser des systèmes agro-sylvo-pastoral en réintroduisant l’arbre et les haies dans les cultures. L’agroforesterie est une technique similaire qui a d’ailleurs toujours existé dans l’histoire de l’agriculture jusqu’à la survenance de l’agro-industrie. Nous en parlons dans cet article.
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Le semis direct sous-couvert : Cette dernière méthode préconisée par le couple Bourguignon s’applique à merveille sur les grandes surfaces culturales. Elle a pour grand avantage de répondre au problème que posent les adventices ou mauvaises herbes et la création du lit de semences. Communément, l’agriculture laboure pour détruire les mauvaises herbes et passe une herse ou des disques pour démolir les mottes de terre et créer un terrain plat et fin propice à l’ensemencement. Rappelons que la mécanisation, de plus en plus lourde, a mené à la détérioration des sols. La méthode de semis direct sous-couvert permet donc de maintenir une couverture végétale permanente en complétant les espèces par des rotations. Ainsi, les mauvaises herbes sont bien étouffées et le sol s’assouplit de par les racines. Il ne sera plus nécessaire de labourer pour créer le lit de semence. L’agriculteur pourra simplement semer la culture à travers les plantes de couverture qui seront détruites par le gel ou l’emploi d’un rouleau. Les résultats parlent d’eux-mêmes. Avec cette méthode, « on observe une baisse de la quantité d’engrais utilisée, tout simplement parce que le semis direct augmente la teneur en matière organique de 0.1 à 0.3 % par an […] Alors qu’un labour dégage 1 tonne de CO2 par hectare, un semis direct sous couvert en stocke entre 2 et 4 tonnes. Si tous les agriculteurs du monde passaient au semis direct sous couvert, on diminuerait de 30 à 40 % le dégagement annuel de gaz carbonique » peut-on lire dans le Manifeste.
Et tout ceci, les deux scientifiques l’on établit en observant la nature et en s’inspirant de ses mécanismes pour intégrer nos pratiques agricoles dans un système vertueux, au service du vivant et non en violant ses lois.
Pour terminer, nous citons ici les principales actions que Claude et Lydia Bouguignon préconisent pour préserver notre agriculture :
Enseigner dans toutes les écoles agricoles de France le fonctionnement biologique des sols et des écosystèmes sauvages ;
Enseigner l’usage des amendements : marnage et compostage ;
Replanter des haies, développer l’usage du bois raméal fragmenté et de l’agroforesterie ;
Développer le semis direct sous-couvert et les rotations de cultures ;
Recréer des filières et des coopératives à échelle humaine pour que les agriculteurs puissent valoriser et vendre leurs produits en fonction de leurs rotations et recevoir un paiement des produits à la qualité et non pas à la quantité ;
Développer une génétique classique d’amélioration des plantes et des animaux, et arrêter la recherche antidémocratique sur les OGM agricoles ;
Développer la lutte biologique, l’usage des molécules simples et des tisanes végétales, ainsi que l’homéopathie pour les animaux ;
Développer la récupération sélective des déchets alimentaires organiques ;
Remplacer les fosses septiques par des toilettes sèches, remplacer les stations d’épuration par des stations de compostage aérobie des effluents, arrêter la méthanisation à grande échelle ;
Lutter contre la spéculation et protéger l’agriculture française de la mondialisation tant que la France n’aura pas retrouvé sa sécurité alimentaire ;
Créer une directive-cadre de protection des sols.
Source :
(1) Le LAMS – Laboratoire d’Analyses Microbiologiques des Sols
(2) Manifeste pour une agriculture durable publié chez Actes Sud en 2017 – Claude et Lydia Bourguignon
(3) Éloge du ver de terre publié chez Flammarion en 2018 – Christophe Gatineau